David Graeber, anthropologue anarchiste américain, a inventé le concept de « bullshit jobs » en août 2013. Dans un court article publié dans la revue de gauche « Strike! », il a évoqué ces métiers qui n’ont « pas de sens » et ne sont pas utiles à la société. Il inclut dans ces « métiers à la con » un spectre très large de professions, allant du télémarketeur au juriste de multinationale.
Mais qui peut dire quel métier est utile et quel autre ne l’est pas ? Qui peut avoir cette prétention ? Jean-Laurent Cassely, journaliste spécialiste des sujets relatifs au travail le reconnaît dans une analyse très documentée publiée sur Slate peu après la parution de l’article de Graeber : « Il est bien conscient que personne n’a la légitimité pour décider quels boulots sont utiles et quels boulots sont « foireux » ». L’anarchiste le reconnaît d’ailleurs lui-même dans son article : « Il n’y a pas de mesure objective de la valeur sociale ».
Ce sont les travailleurs eux-mêmes qui décident si leur activité a du sens ou non. C’est l’individu qui ne se sent plus utile. C’est là que se situe la rupture : au niveau psychologique. D’ailleurs Graeber, dans son article de 2013, se base beaucoup sur des témoignages. Il évoque notamment ces travailleurs, « rencontrés dans un afterwork, qui après quelques verres se mettent à vous expliquer vertement à quel point leur travail est inutile et stupide ». Et ce sont ces paroles de personnes qui, elles-mêmes, ont perdu le sens de leur activité, qui forment le cœur de son argumentation.
Le concept de Graeber est-il donc pertinent pour mettre un nom sur une réalité vécue par beaucoup de travailleurs aujourd’hui.
Plus que pour tirer des conclusions globales sur notre société ?
The Economist, hebdomadaire britannique dépassant le million d’exemplaires de tirage a répondu dans ses colonnes au confidentiel bi-annuel anarchiste « Strike! ». Le concept, si novateur, ne pouvait pas être ignoré intellectuellement. Publiée quelques jours après la parution de l’article de Graeber, la réponse expliquait pourquoi ce que décrit Graeber peut se justifier… sur un plan économique. La perte de sens s’expliquerait par la division croissante du travail : chaque individu s’éloigne toujours plus de la réalisation finale à laquelle il œuvre. Cette segmentation croissante des tâches serait réclamée par l’efficacité économique (et par « efficacité économique », il faut entendre profits et croissance).
A moins d’être décroissant, il faudrait donc accepter les « métiers à la con » comme normaux, et même efficaces, économiquement parlant.
Mais comment admettre qu’un métier soit « efficace » si la personne qui l’exerce n’y trouve aucun sens ? Efficace pour qui ? Pour quoi ?