Dès 1967 et le début des rejets en mer, l’entreprise, à l’époque Pechiney, fait en sorte de maîtriser le langage. Les « boues rouges » deviennent des « résidus inertes ». « Inerte », cela renvoie directement à l’idée de non-toxicité sans pour autant le dire ouvertement. Selon le philosophe Mathias Girel, maître de conférences à l’ENS, le langage est primordial, car « lorsqu’on le maîtrise, on maîtrise les affects et on court-circuite les réactions ». Ainsi, en jouant sur les termes, il est possible de contenir les réactions, notamment hostiles. Cela explique pourquoi elles ont été peu nombreuses à l’époque.

Un vocabulaire changeant

Mais en 2015 l’entreprise, désormais Alteo, fait face à un nouveau problème : le rejet de boues rouges doit prendre fin. Qu’à cela ne tienne, l’entreprise change de procédé et à nouveau les termes. Elle tente de faire croire que les boues rouges ne se résument qu’aux particules rouges, la partie solide et surtout visible du produit. Le reste devient de la Bauxaline, marque déposée. « Bauxaline », cela sonne mieux que « boues rouges » et permet à l’entreprise de valoriser ses déchets : c’est un nouveau matériau, inoffensif, évidemment. Désormais, il n’y aurait que des rejets « d’effluents liquides », transparents. Cependant, l’analyse d’Analytika, laboratoire indépendant, d’un échantillon donné par Alteo montre une présence trop élevée de métaux lourds. Eric Duchenne, directeur des opérations de l’usine, assure pourtant que les taux sont six fois inférieurs à la norme européenne. Le constat est le même pour la Bauxaline. L’expertise officielle semble camoufler une toxicité encore importante. Pour preuve, les essais ont débuté il y a plus de 10 ans, mais le produit n’est pas encore commercialisé. Toujours à l’état de déchet selon les dires d’Éric Duchenne.

La création d’une science « maison »

Maîtriser le langage ne suffit pas. L’usine a également recours à la science et crée son propre comité d’experts. Son discours devient plus rationnel et par conséquent plus rassurant. En cas de polémique, l’usine peut se prévaloir de cette science « maison ». Un pari gagnant, car, selon Frédéric Ogé, chercheur au CNRS, le « doute bénéficie toujours à l’accusé ». En effet, il n’y a jamais eu de certitudes quant à l’aspect négatif des rejets, donc aucune intervention. En 50 ans, les avis scientifiques produits par l’usine n’ont jamais démontré une quelconque pollution des fonds marins. Ainsi, science et communication ont conduit à ce que rien ne change…

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Margaux Deygas