Quand le maire cite le chiffre, les médias citent le maire
Dans une vidéo publiée le 22 juillet sur son compte Instagram, Benoît Payan s’indignait : « on a des bateaux de croisières qui salissent, qui crachent leurs fumées sur nos rives, en toute impunité. Ces bateaux, énormes, ce sont des villes flottantes, et ils continuent de rejeter ici autant de pollution qu’un million de voitures !”.
Dans les jours qui suivent, de nombreux médias nationaux ont relayé l’appel du maire de Marseille. Une dizaine d’entre eux parmi lesquels BFM-Marseille, France Info ou Le Parisien se sont contentés de reprendre la citation telle quelle sans vérifier ce chiffre spectaculaire.
Un chiffre issu d’une étude de 2015
Publié pour la première fois en 2017, le calcul en question est issu d’une campagne de France Nature Environnement (FNE) et de l’ONG allemande de protection de la nature Nabu nommée « La croisière abuse ! » de 2015. Derrière ce titre provocateur, les experts des deux ONG avaient présenté les résultats des mesures de la qualité de l’air à proximité du Port de Marseille et ont pointé du doigt la composition des carburants.
À compter de 2015, des informations précises sont recueillies sur l’utilisation du fioul lourd pour leurs moteurs, celui-ci pouvant contenir jusqu’à 3 500 fois plus de soufre que le diesel utilisé pour les véhicules terrestres. En revanche, le chiffre de 1 million de voitures, lui, ne figure pas dans les études des deux premières années de campagne. Il faut attendre un communiqué de presse de septembre 2017 pour le voir apparaître. Cette année-là, FNE et NABU observent une hausse de la pollution dans le port pour la troisième année consécutive. On peut y lire : “Un navire moyen émet par jour l’équivalent d’un million de voitures en particules fines.”
Vrai en 2015, faux en 2022 ?
Dans le rapport de 2015, il est indiqué qu’un navire de croisière de taille moyenne peut utiliser jusqu’à 150 tonnes de carburant par jour. Pour l’ONG Nabu, cette consommation inclut les escales des navires dans les ports, puisque ces géants continuent de faire tourner leurs moteurs pour alimenter leurs activités à bord (restaurants, discothèques, piscines à vagues, machines à sous…). En l’absence de catalyseur et de normes strictes en matière de carburant marin soufré, les navires brûlaient en 2015 un carburant sale et hautement soufré le long des côtes, émettant, selon Daniel Rieger, responsable de la politique des transports chez Nabu, autant de particules qu’un million de voitures.
Cependant, depuis 2015, la situation a changé. Dominique Robin, directeur d’AtmoSud, observatoire de la qualité de l’air en Région Sud PACA, a souligné récemment que l’année 2018 avait représenté un tournant dans la concrétisation de l’enjeu de la qualité de l’air en PACA. Cette année-là, le plan « Escales zéro fumée » avait été mis en place par la Région, visant à une amélioration de la qualité de l’air grâce à de nombreux projets dont l’électrification des quais ou la recherche sur les filtres à particules. Par ailleurs, l’obligation d’un passage à un combustible à moindre teneur en soufre, imposée par l’Organisation Maritime Internationale en 2020, ou encore l’utilisation du gaz naturel liquéfié (GNL), qui a des facteurs d’émission inférieurs au gasoil, ont changé la donne. Le chiffre était donc peut-être vrai en 2015, mais il est aujourd’hui faux.
Par ailleurs, comparer aussi simplement la pollution des bateaux de croisière et les voitures n’a pas beaucoup de sens. Les chiffres communiqués récemment par AtmoSud dans les médias sont bien moins précis. Au niveau du soufre, les bateaux utilisant un carburant diesel classique émettent plutôt l’équivalent de dizaines de milliers de voitures à quai et de plusieurs centaines lorsqu’elles démarrent.
La fin ne justifie pas les moyens
« Il est dommage que ce débat si important pour la santé publique ne se fasse pas sur des chiffres partagés », déclarait Dominique Robin, lors d’un entretien accordé au journal Le Monde, mettant en avant le fait que la bataille des chiffres rendait le débat sur l’avenir du port de Marseille plutôt laborieux.
Ce chiffre apparaît désormais comme un élément de langage politique puisqu’il ne repose plus, en 2022, sur aucune réalité. La FNE justifie de continuer à l’utiliser comme une vulgarisation. « C’est pour que les gens se sentent légitimes d’avoir un avis sur la question », explique Maud Rebibou, chargée de mission Air, climat, énergie auprès de FNE. Elle ajoute, « Il n’y a pas que la parole de l’expert, il y a aussi celle des personnes qui subissent cette pollution. Je pense que c’est plutôt comme ça qu’il faut envisager ce chiffre, et pas vraiment en termes de véracité et d’exactitude ».
Au risque de sacrifier sa crédibilité et sa cause, Benoît Payan fait l’usage d’un chiffre faux pour mobiliser les citoyens. La fin justifierait-elle les moyens ?