De l’ENA à l’ISP : la démocratisation à tout prix 

Jalousies, tricheries, ambitions nationales, messes basses, et jeux de pouvoir : l’Ecole Nationale d’Administration a tous les atouts pour nourrir des scénarios machiavéliques. Pourtant, si les énarques apparaissent souvent dans les fictions françaises, les représentations de l’ENA comme personnage central, sont rares sur nos écrans. Une seule œuvre culturelle place l’ENA au cœur de son intrigue : L’Ecole du Pouvoir, série de deux épisodes de 52 minutes, diffusée en 2009. Rencontre avec Didier Lacoste, co-scénariste et Robinson Stevenin, comédien, qui nous racontent l’histoire du projet.

Aux origines de l’ENA  

En 1936, le Front Populaire imagine l’ENA comme un outil de démocratisation de la fonction publique. Le principe ? Une école accessible à tous, grâce à un concours unique. Celui-ci permettrait d’éviter que les candidats n’appartiennent tous à la haute bourgeoisie parisienne. Il faut dire qu’à l’époque, l’entre-soi était assumé : les hauts fonctionnaires étaient engagés directement par les employeurs, souvent de pères en fils, ou par des épreuves truquées. Bien qu’accepté en 1938 à la Chambre des députés, ce projet de loi de l’ancien ministre Léon Blum se heurte au véto du Sénat en 1939. La Seconde Guerre Mondiale repousse définitivement la création de cette nouvelle institution.  

L’ENA doit une grande part de sa création à cette guerre qui divise la fonction publique entre résistance et collaboration. Aux yeux des résistants, les élites et leur formation sont pour beaucoup dans la défaite française de 1940. Jean Zay (ancien Ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts) dénonce même « le manque de caractère dont ont fait preuve tant de hauts fonctionnaires républicains depuis 1940, la facilité avec laquelle ils ont subi les nouveaux maîtres, assumé sans révolte de conscience toutes les besognes qu’on leur imposait ». Une nouvelle école d’administration représenterait donc, aux yeux des résistants, la reconstruction totale de la fonction publique et l’élévation de son niveau.  

Après la Libération, c’est Michel Debré qui a pour mission de mener à bien la création de l’ENA. Grâce à une ordonnance du Gouvernement provisoire de la République française, présidé par Charles de Gaulle, l’ENA voit finalement le jour le 9 octobre 1945. Cette ordonnance concrétise la démocratisation volontaire du recrutement des hauts fonctionnaires français grâce à la mise en place d’un concours d’accès unique à la fonction publique. Déjà, en 1945, la volonté de « déparisianniser » la haute fonction publique s’affirme avec la création d’IEP de province et l’ouverture d’un second concours, s’adressant aux fonctionnaires en exercice depuis cinq ans. 

Une institution novatrice  

L’ENA est conçue comme une école « moderne » : elle marginalise les enseignements magistraux et valorise les séminaires, les travaux pratiques et les stages. Ces nouvelles règles heurtent fondamentalement les traditions et la culture des administrations et des grands corps mais sont entièrement assumées par les pères de l’ENA. « Le plus important, et qui répond aux vœux des fondateurs de l’École, est que celle-ci ne donne pas seulement une formation intellectuelle, mais une formation d’homme », estimait le juriste et homme politique René Cassin.  

Au-delà de l’aspect novateur de l’enseignement et des valeurs promulguées, le gouvernement fait en sorte de mettre fin au recrutement massif de Parisiens, grâce aux décrets de 1945 qui créent des IEPs à Strasbourg et à Lyon. De plus, une (timide) mixité sociale s’observe dès les débuts de l’ENA : on comptait 5% de fils de paysans et d’ouvriers parmi les reçus au premier concours et 10% au second concours.  

70 ans après : une démocratisation (trop) légère  

70 ans plus tard l’ENA n’a toujours pas réussi à démocratiser la haute fonction publique. Il est vrai que la fonction publique a été décloisonnée par la suppression des concours des grands corps et des ministères. Mais cela n’a pas empêché d’observer une hiérarchisation des débouchés. La démocratisation dans le recrutement de la haute fonction publique est incomplète : l’ENA est certes moins parisienne et moins élitiste qu’elle ne l’était en 1945. Mais, comme l’affirmait l’historien Antoine Prost, « la porte de la haute fonction publique ne s’est pas grande ouverte », elle s’est seulement déverrouillée : d’après une étude menée par l’ENA entre 2005 et 2014, puis des chiffres étudiées par Fabrice Larat, rédacteur en chef de la  Revue française d’administration publique, sur 10 ans, seuls 1.6% des élèves de l’ENA avaient un père agriculteur et 4.4%, un père ouvrier.   

En avril 2021, une nouvelle page se tourne : la réforme de la haute fonction publique du président Emmanuel Macron propose le remplacement de l’ENA par l’Institut du service public (ISP) qui devrait poursuivre l’objectif initial de l’École : la sélection de « profils moins déterminés socialement, afin de réconcilier nos concitoyens avec le sommet de l’État et, ce faisant, avec l’action publique », d’après les mots du Président.  

Annah Blouin-Favard et Maïssam Mezioud