« On n’apprend pas à servir l’intérêt général à l’ENA »

Prune Helfter-Noah, ancienne élève de l’ENA, est porte-parole du collectif Nos Services Publics. Ce collectif de fonctionnaires, né du constat d’une perte de sens du service public et d’une disparition progressive de l’intérêt général au profit de logiques commerciales, veut faire entendre des voix divergentes et porter ces questions dans le débat.

Que pensez-vous de la suppression de l’ENA ?

Pour commencer, il faudrait déjà savoir ce qui remplacera l’ENA, et on ne voit pour l’instant pas bien la différence entre la nouvelle école annoncée et la précédente. D’autre part, si cette réforme de l’ENA s’inscrit dans une évolution générale de la fonction publique qui vise à rapprocher de plus en plus les modes de recrutement et de ressources humaines de ce qui se passe dans le secteur privé, alors là c’est beaucoup plus inquiétant. Concevoir des politiques de transition énergétique, vise à la réduction des inégalités en France, ça n’implique pas les mêmes compétences, les mêmes objectifs ni les mêmes modes de fonctionnement que vendre des chaussettes ou des pots de yaourt. Calquer le fonctionnement du service public sur celui du secteur privé est absurde. Enfin, je ne crois pas que la suppression de l’ENA réponde aux critiques qu’on pouvait lui faire.

Quelles sont les principales critiques que l’on pouvait faire à l’ENA ?

Par exemple, à part les professeurs de sport et les personnes chargées de la coordination des langues, il n’y a pas de professeurs à l’ENA. Ça en dit beaucoup sur l’absence d’ambition académique de cette École. Il y a un vrai déficit en termes de contenu transmis aux élèves. Je ne suis pas sûre que la future École réponde à cette problématique. Une autre difficulté est que l’on n’apprend pas à penser pour sortir des cadres ni à inventer des solutions à des problèmes inédits, comme la transition énergétique, ou qui prennent de l’ampleur, comme les inégalités, les migrations ou la pénurie de logements. C’est une école extrêmement conservatrice, où on apprend comment se comporter pour correspondre à ce qu’on attend de nous, et ce qu’on attend de nous n’est pas de développer des esprits créatifs. Le problème n’a pas été identifié comme tel par ceux qui ont mis en place la réforme, donc il n’y a pas de raison que la suppression de l’ENA le résolve.

Dans ce cas, peut on parler de cette réforme comme d’une manipulation politique ?

Cette réforme rentre dans le cadre des orientations du gouvernement actuel et dans la critique générale de la fonction publique. Nous assistons à la diffusion d’un discours qui affirme que les fonctionnaires travaillent peu et mal et que si on les remplace par des salariés du privé motivés par la rémunération à la performance, tout ira bien.

Une des critiques qui revient souvent est celle du manque de diversité. Il y a-t-il un manque de certains profils à l’ENA lié à la sélection ?

Même avec une diversité de profils plus grande, la formation est de toute façon faite pour qu’il y ait une pression continue à se conformer et à produire les réflexions qu’on attend de nous. Je pense que si l’on ne modifie pas le contenu des apprentissages, diversifier le profil des gens ne changera rien sur la façon dont les hauts fonctionnaires exerceront leur métier ensuite.

Selon vous, l’Institut National du Service Public ne résoudra aucun de ces problèmes ?

Sur les contenus pédagogiques et académiques, il faudrait que la France valorise beaucoup plus ce qui se fait à l’université et en recherche fondamentale. Il faudrait qu’on finisse par se dire « les grandes écoles c’est bien, mais les universités c’est peut-être mieux ». C’est là où les gens réfléchissent et produisent des connaissances, alors que dans les grandes écoles on attend de nous de se conformer, mais ce n’est pas là qu’on apprend des choses. 

Pensez-vous que le lien entre le service public et l’intérêt général manque dans la formation de l’ENA ?

Evidemment ! À l’ENA il y a un exercice récurrent, le jeu de rôle. Les élèves jouent le préfet, le maire, le directeur de cabinet du ministre, et leur comportement, leurs décisions doivent correspondre à un attendu. L’objectif est de servir sa structure et les intérêts de sa structure. Il y a aussi des cours de négociation, où l’objectif est toujours de gagner quelque chose pour soi, jamais de trouver ensemble l’intérêt général en faisant fi de sa casquette et de ses intérêts particuliers. Un autre exemple, c’est que la première consigne pour une note administrative est de repérer pour qui on écrit. On n’écrit pas la même note pour le ministère de l’écologie et pour le ministère du budget. C’est complètement schizophrène, c’est le même État mais selon le service où on travaille on produira des analyses et des solutions différentes ! Où est l’intérêt général en fait ? 

En partant de ce constat, pensez-vous que la figure du haut-fonctionnaire soit dépassée?

Il y a une difficulté en France par rapport aux autres modèles étrangers, c’est la survalorisation des élites. Il y a beaucoup de solutions et de compétences qui se trouvent à différents niveaux de la fonction publique, mais qui ne sont pas pris en compte car penser revient aux élites et aux hauts fonctionnaires. Cette étanchéité maximale entre catégories de fonctionnaires est préjudiciable à la qualité des solutions mises en œuvre, car on se prive des retours de terrains, des cadres intermédiaires qui sont confrontés aux difficultés, des usagers qu’on ne voit pas comme des producteurs de savoirs. On aurait intérêt à avoir beaucoup plus de fluidité, non pas entre public et privé mais dans la hiérarchie des fonctionnaires. On se prive de cette intelligence collective.

Pierre Angrand