Production d’une élite déconnectée du terrain, entre-soi, conformisme, pantouflage… la liste des critiques faites à l’École Nationale d’Administration est longue. Parmi elles, on retrouve régulièrement l’idée d’une accaparation du politique par les énarques. Le doute est possible, certes, bien qu’il n’est pas évident d’en apporter la preuve.
Au sommet de l’État, présidentialité et ENA font bon ménage
C’est au sommet de l’État que l’influence de l’ENA se fait le plus sentir. Bien qu’ayant avant tout vocation à former la haute fonction publique, l’ENA aura laissé en 76 ans d’existence une trace indélébile à l’Élysée : quatre des huit présidents de la République sont d’anciens élèves de l’École. Cette présence s’observe aussi parmi les candidatures à la présidentielle : sur 105 candidatures officiellement retenues sous la Ve République, 21 venaient d’énarques, soit 20% d’entre elles. Mis à part le scrutin de 1995 où ses anciens élèves sont majoritaires (Chirac, Jospin, Balladur, De Villiers, Cheminade), l’ENA est donc loin d’être numériquement dominante même si elle est presque systématiquement représentée au second tour. Il faut remonter en 1969 pour trouver un second tour sans énarque, avec l’élection de Georges Pompidou face à Alain Poher, tous deux formés à l’Institut d’études politiques de Paris.
2,7% des députés de la Ve République sont énarques
Ailleurs qu’à l’Élysée, les énarques sont bien moins présents en politique qu’on ne le dit. À Matignon, le poste de Premier ministre est l’une des dernières fonctions politiques où l’ENA est influente. Sur 23 premiers ministres, neuf ont fait l’ENA, soit la moitié d’entre eux si l’on retire les politiques ayant fini leurs études avant la création de l’École, en la personne de Michel Debré qui crée l’ENA en 1945, Georges pompidou, Maurice Couve de Murville, Jacques Chaban-Delmas et Pierre Messmer. En dehors du duo président-premier ministre, les données de l’AFP ne dénombrent que 96 énarques parmi les 656 ministres et secrétaires d’État de la Ve République, soit 14% d’entre eux. Une présence qui tombe à 2,7% lorsqu’il s’agit des députés puisque 119 d’entre eux sont passés par l’École strasbourgeoise sur les 4376 qui ont occupé les bancs de l’Assemblée nationale.
2,7% des députés de la Ve République sont énarques
À l’échelle locale, les énarques sont là aussi peu présents. En regardant de près les mandats de maire, parmi les 20 villes les plus peuplées de France, seuls 5 élus ont fait l’ENA en plus de 50 ans : Alain Juppé à Bordeaux, Jacques Chirac à Paris, Martine Aubry à Lille, ainsi qu’Édouard Philippe et Antoine Rufenacht au Havre. Une insertion politique qui paraît donc bien faible, loin de l’image que l’opinion publique a bien souvent de l’ENA, à l’exception des postes les plus en vue de la vie démocratique française que sont le Président et le Premier Ministre.
On ne peut cependant nier que les énarques sont surreprésentés en politique par rapport à leur poids total dans la population française. Si chaque citoyen peut être élu par le suffrage universel direct, les énarques, avec 6 000 anciens élèves, ne représentent qu’un peu moins de 0,01% de la population française pour le nombre de postes occupés que l’on connaît. Du fait de leurs prénoms, aussi, les énarques ne semblent pas être représentatifs de la population. Parmi les 20 prénoms les plus portés par les 2 877 élèves de l’école depuis 30 ans, aucun d’entre eux ne semble indiquer une quelconque mixité sociale. La problématique de l’ENA n’est donc pas tant la présence des énarques en politique que la place qu’ils occupent.
Iounès DISDIER