Camille Leboeuf est issue de la promotion Aimé Césaire (2020-2021) de la prestigieuse École. Depuis peu, la jeune énarque travaille au ministère de l’économie. Originaire du Jura, membre d’une famille d’ouvriers et d’agriculteurs, rien de la prédestinait vraiment à passer l’ENA. Un professeur de son collège a « changé beaucoup de choses dans sa vie », quand il l’a convaincue de tenter le concours de Sciences Po Paris, qu’elle réussit après sa terminale. À la fin de son cursus universitaire, elle intègre l’ENA via le concours externe. Consciente du manque de parité au sein de ladite École et de la haute fonction publique de façon générale, elle est membre de ENA 50/50, une association interne à l’école strasbourgeoise, œuvrant pour la parité dans celle-ci : « Il y a un problème de confiance en soi chez les femmes », analyse Camille Leboeuf : « Elles ne se projettent pas dans ces carrières liées à la haute fonction publique. Elles ont le sentiment qu’elles vont moins bien réussir que les hommes. »
Sophia Bouzid-Dupenloup, elle aussi issue d’un milieu populaire, reconnaît avoir mis du temps à se sentir légitime. L’ancienne étudiante de Sciences Po Lyon ne conçoit pas, à l’époque, la possibilité d’entrer à l’ENA : « J’étais très bonne élève au lycée mais à Sciences Po Lyon je ne me suis jamais illustrée dans rien, personne n’aurait misé sur moi pour l’ENA. C’est pour ça que je ne l’ai pas passé. » Après avoir intégré un Institut régional d’administration et entamé sa carrière professionnelle, elle passera finalement le concours interne : « Mon déclic ça a été de me dire à un moment ‘‘vas – y, c’est pour toi’’. Les femmes ont plus besoin qu’on vienne les chercher, elles y vont moins spontanément, contrairement aux hommes qui ont déjà conscience qu’ils peuvent y arriver. » renchéri-t-elle.
L’existence de biais genrés autour des professions implicitement réservées aux femmes ou aux hommes augmente ce sentiment d’illégitimité. Dès le master et même au sein des IEP qui comptent une majorité d’étudiantes, les différences se creusent : « Mes copines de Sciences Po étaient beaucoup dans le ‘‘care’’, l’humanitaire ou la communication », raconte Sophia : « ce sont ces dominantes qui attirent les femmes, plus que les domaines administratifs et politiques ». Les conséquences d’une société conditionnant très tôt les femmes à emprunter ces parcours. Il en résulte que les étudiantes qui choisissent les masters « Carrières Publiques », préparant aux concours de la haute fonction publique, sont minoritaires. La capacité à se projeter dans ces métiers est délicate pour les étudiantes en question, confirme Sophia, tout en ajoutant : « la place des modèles est donc très importante. »
L’absence de « rôle modèle »
C’est justement ce manque de représentation qui complexifie le parcours des femmes énarques. Notamment au cours des stages, relate Camille : « On a beaucoup plus conscience de ce que cela implique d’être une femme dans la haute fonction publique. Même quand l’environnement de travail est bienveillant, il y a forcément des biais genrés. On se pose beaucoup plus de questions sur nos compétences que les hommes. Et il y a aussi des aspects de formes, comme savoir comment s’habiller pour bien intégrer sa fonction par exemple. »
Or, cette adaptation au rôle institutionnel est rendue difficile par cette absence d’exemples auxquels se conformer. Julia Flot, de la promotion 2021-2022, en témoigne : « Pour accéder à ces postes, c’est très dur de s’acculturer. Il faut pratiquement prendre des réflexes masculins. »
Elsa Favier, sociologue au centre Maurice-Halbwachs – École des hautes études en sciences sociales, explique dans sa thèse comment les femmes doivent se définir une posture sans « rôles modèles » dans la plupart des institutions (comme en préfecture ou en ambassade). Et ce, alors qu’elles doivent jongler avec plusieurs injonctions implicites : se « viriliser » pour entrer dans des lieux de pouvoir traditionnellement masculins, éviter de manifester des émotions ou trop d’empathie ou encore afficher une féminité de classe supérieure, c’est-à-dire blanche, calme et réservée, aux cheveux lisses et en tailleur-jupe.
« Un besoin de mesures contraignantes »
Le futur Institut National du Service Public a vocation à diversifier les profils. Les étudiantes confirment le besoin de réformes pour favoriser l’intégration des femmes. Pour Camille, il est par exemple important d’adapter la scolarité aux étudiantes déjà mères, souvent les premières à sacrifier leur parcours à l’ENA pour s’occuper de leurs familles.
Sophia, elle, voudrait voir le concours interne – majoritairement passé par les femmes – renforcé : « Les femmes prennent confiance en elles avec le travail et trouvent, à ce moment-là, le courage de passer le concours », analyse-t-elle. À cela, Julia ajoute qu’il doit y avoir une plus grande visibilité des femmes énarques, afin d’inspirer de potentielles candidates : « Dans les IEP de province, l’idéal serait de faire venir des femmes qui viennent témoigner. Ne pas faire venir que des administratrices femmes pour l’INET et des énarques hommes pour l’ENA », souligne-t-elle.
Toutefois, les mesures incitatives adoptées depuis 20 ans, comme la loi promulguée en 2013 pour permettre l’égalité professionnelle dans la fonction publique, n’ont pas eu suffisamment d’effets. Marine Lannoy, présidente de l’association ENA 50/50, en appelle à des mesures plus fortes : « Tant qu’il n’y aura pas de quotas et des mesures contraignantes pour faire augmenter le pourcentage de femmes, on n’y arrivera pas. Il faut passer l’étape des paroles aux actions. »
Une nécessité de passer à l’action, d’autant que le chemin semble encore long. Lorsque la question de savoir si intégrer l’ENA suffit, par la suite, à briser le plafond de verre entre les hommes et les femmes haut.e.s fonctionnaires, la réponse est simple pour les femmes énarques. C’est un « Non » unanime.
Klara Durand